Des cryptomonnaies à la gouvernance des communs ?

Les cryptomonnaies proposent des outils de gouvernance décentralisés. J'ai l'intuition que ces nouveaux outils vont questionner en profondeur la façon dont nos entreprises, et plus généralement notre société sont organisées.
Tout cela semble intéressant pour le secteur de la mobilité qui nécessite une coopération (ou de "co-ompétition") entre les acteurs pour produire des bénéfices pour les clients et les territoires.
J'avoue, néanmoins que la synthèse n'est pas facile à faire et que je n'ai pas réussi à faire un article du genre "les dix raisons de s'intéresser aux crypto-monnaies" pour les acteurs de la mobilité !!
Dans cet article, je me contente de vous livrer un premier état des lieux et serai ravi d'avoir en retour vos avis et compléments !

De quoi parle-t-on ? 

Rappelons que la valeur totale des Bitcoins aujourd'hui est de l'ordre de $80Mds, 15Mds pour Etherum, etc... Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas non plus, très significatif à l'échelle des différents actifs  dans le monde. La valeur de l'or, par exemple, semble être de l'ordre de $8000Mds. Voici un graphe issu d'une étude de Savills sur la valeur comparée des différents actifs (à fin 2017) : 

Un écosystème riche !

Ce qui est plus intéressant que la valeur des cryptomonnaies, c'est leur variété. Si on ne s'attache qu'aux 10 premières en valeur, on obtient un panorama varié et des histoires passionnantes. 
  • Bitcoin, Litecoin et Bitcoin Cash : sont fondés sur les principes généraux de l'article fondateur de Satoshi Nakamoto. Bitcoin Cash est le résultat d'un choix fait par un certain nombre de "mineurs" de retenir une version différente des algorithmes de minage pour Bitcoin. Ce phénomène, dit "hard fork", s'apparente à un schisme entre deux communautés en désaccord sur la gouvernance.
  • Ethereum, est une véritable plateforme de programmation décentralisée et pas uniquement une monnaie. Elle permet de programmer des smart contracts qui réaliseront des transactions avec des utilisateurs. Dans leur forme la plus élaborée, ces smart contracts deviennent des entités autonomes distribuées (DAO). Les DAO structurent un dispositif de gouvernance dans lequel des "actionnaires" vont "piloter" les smart contracts sous-jacents, un peu comme les actionnaires d'une entreprise classique.
    Il est intéressant de noter qu'une des premières DAO sur Ethereum (malencontreusement nommée The DAO) a été victime d'un bug. Ce bug a été découvert et exploité malicieusement. Pour récupérer les fonds détournés (environ $50M) la communauté a choisi de modifier l'algorithme de minage... Néanmoins, une partie des mineurs a refusé cette évolution provoquant un "hard fork" à l'origine de la création d'Ethereum Classic... Il y a donc aujourd'hui une partie de la communauté qui possède de l'Ethereum,  qui a retrouvé les fonds et qui a remboursé les détenteurs légitimes. Pendant ce temps, une autre communauté dissidente, qui possède maintenant de l'Ethereum Classic, considère que les fonds détournés sont la propriété du hacker... Au passage, néanmoins, la valeur des fonds détournées est en Ethereum Classic qui s'échange à la date de cette article pour une valeur 30 fois inférieure à celle d'Ethereum. 
  • EOS et Cardano : sont programmables comme Ethereum, mais elles sont sécurisées par des mécanismes de consensus par "preuve d'enjeu" (Proof of stake) plus économiques et écologiques que les mécanismes de "preuve de travail" d'Ethereum et de Bitcoin qui sont gourmands en énergie.    
  • Binance Coin : est un "jeton" (token) crée sur Ethereum et émis par Binance qui est l'un des plus gros sites d'achat et de vente de cryptomonnaies. La création de Binance Coin est une façon pour Binance de fidéliser et de valoriser sa base client. 
  • Ripple et Stellar : sont des cryptomonnaies "centralisées" qui visent à proposer aux banques des mécanismes d'échanges sûrs, très flexibles et à bas coûts.
  • Tether : est un exemple de "stable coin" sensé garantir la parité avec une devise classique (le $) tout en offrant la flexibilité de transaction et de programmation d'une cryptomonnaie. Cette propriété intéressante peut, théoriquement, être atteinte par un mécanisme de garantie par un tiers (donc un dispositif centralisé) qui achèterait et stockerait un vrai dollars pour chaque équivalent distribué sous forme de cryptomonnaies. D'autres mécanismes ont été imaginés et testés, mais à ma connaissance aucun n'a, pour le moment tenu ses promesses.

Une utilité au delà de la "monnaie"

Au carrefour des mathématiques (théorie des jeux, algorithmes répartis...), de l'informatique (en particulier de l'informatique distribuée) et de l'économie, l'essor des cryptomonnaies propose un ensemble de concepts innovants. Ils ne sont pas uniquement liés aux cryptomonnaies ni à la "blockchain", mais ils sont culturellement liés. Ils sont notamment discutés et évalués par les acteurs des cryptomonnaies : développeurs open source, mineurs ou spéculateurs. Je vous en cite quelques uns sans viser l'exhaustivité ni beaucoup de rigueur dans la classification...

Les "tokens" : Ethereum (et bien d'autres plateformes décentralisées et programmables) permettent de créer "des jetons". Il s'agit d'une sorte de certificat digital qui va donner des droits à son possesseur dans le cadre de "smart contracts". Un token peut représenter un droit de vote dans un processus de décision programmé dans un smart contract. Il est souvent cessible et peut, dans certains cas, être opposable à un tiers en vue, par exemple, de la fourniture d'un service ou d'un bien. Certains sont suffisamment échangés pour avoir un "cours" sur les marchés spécialisés en cryptomonnaies.

Les mécanismes de consensus décentralisé visent à faire émerger un fait (ou une valeur) qui sera considéré comme consensuel par une communauté d'acteurs sans qu'ils aient besoin de se "faire confiance"... Ces mécanismes doivent en particulier résister à des comportements malicieux d'acteurs qui souhaiteraient, par exemple, faire émerger un fait qui les privilégie, ou simplement bloquer l'émergence du consensus. Ils fonctionnent sans qu'il y ait de délégation à un tiers de confiance comme c'est en général le cas dans les mécanismes classiques. L'organisation d'un vote classique et le dépouillement des urnes nécessitent un délégation des candidats et des électeurs à un organisateur "de confiance" !  Au passage pour ceux qui souhaiteraient approfondir, je suggère le cours d’algorithmique répartie du College de France par Rachid Guerraoui et en particulier la conférence intitulée Si Blockchain est la solution, quel est le problème ? qui est assez jubilatoire.
Et pour ceux qui ne voudraient pas approfondir, je propose une analogie simple... Le mécanisme qui fait que les spectateurs, à la fin d'un spectacle réussi, vont progressivement se "mettre d'accord" sur le rythme des applaudissements pour demander un rappel est une "sorte de consensus décentralisé". Personne ne dirige le mouvement, au démarrage chacun choisit un rythme différent, mais petit à petit le consensus se crée...Enfin, il est relativement difficile à quelques acteurs "malicieux" d’empêcher la masse des spectateurs de demander un rappel.

L'utilisation de jetons pour la curation de listes  (Token Curated Registry)  est un mécanisme qui aligne les intérêts de : 
  1. "candidats" souhaitant figurer sur une liste,
  2. de "curateurs" devant émettre des avis permettant de maintenir la qualité de la liste, 
  3. des "consommateurs" qui utilisent la liste pour guider leur choix et qui créent alors de la valeur pour les candidats présents sur la liste.
Bien conçu, ce mécanisme est une alternative au recours à un expert éditant la liste. Les motivations de ce tiers sont difficiles à connaitre et il peut avoir intérêt à biaiser la liste....  Or les listes sont au cœur de la plupart des mécanismes collaboratifs notamment pour la gestion d'habilitations (white ou blacklist), La maîtrise de la qualité des listes pourrait, par exemple, aider à combattre le spam, les attaques de type "hameçonnage",  les "fake news" et à réguler les réseaux sociaux.
Les détails du mécanisme sont décrits dans divers documents et implémentés avec des paramètres variés dans plusieurs solutions. La vidéo ci-dessous en donne rapidement une vision pédagogique :



Les votes quadratiques introduisent de la flexibilité dans les mécanismes de vote traditionnels. L'idée est de permettre aux "votants" les plus engagés de voter plusieurs fois en achetant des voix supplémentaires.  Le prix de ces votes croit de façon quadratique (2 puis 4 puis 8 puis 16...). Ce mécanisme permet de prendre en compte l'importance que le vote a pour les différents groupes de votant, sans pour autant permettre à un acteur unique de contrôler le vote en achetant un nombre de voix significatif... En théorie, il conduit au résultat qui représente la valeur la plus élevée pour la communauté participant au vote. Ce concept a fait l'objet d'un  article signé par Vitalik Buterin
fondateur d'Ethereum, Zoë Hitzig du département d'économie d'Harvard University  et par E. Glen Weyl auteur du livre "Radical Markets" dont voici le résumé en une phrase : "Replacing capitalism, democracy and borders with creative forms of auctions can eliminate most inequality, restore robust economic growth, heal our politics and create a truly just society".

Je voudrai remettre les mécanismes cités ici en perspective.

D'une part ils ne sont pas directement liés aux crypto-monnaies. Ils sont plutôt le fruit de contributions de la cryptologie, de la théorie de jeux et de l'informatique distribué dans les mécanismes de gouvernance d'écosystèmes ouverts. Il s'agit, en premier lieu, des communautés de développeurs, de mineurs et d'utilisateurs des différentes crypto-monnaies... Mais la portée des mécanismes me semble plus large.

D'autre part, les "avantages" évoqués doivent être pesés avec soin. Ces mécanismes, une fois codés, ne sont pas exempts de failles. Ils sont loin d'être invulnérables aux manipulations. Il est vrai, aussi, que nous en sommes souvent au stade des premières implémentations et donc, des premières attaques forcément inédites.

Pour conclure

Les crypto-monnaies et les concepts qui les accompagnent peuvent intéresser les entreprises et les organisations en général. Ils me semblent particulièrement adaptés à la gestion des "communs", comme par exemple les logiciels open sources (voir par exemple Gitcoin.)...

Ils devraient, donc, intéresser les acteurs de la mobilité, de l'aménagement des territoires et de la gestion de la cité. C'est déjà le cas et voici quelques acteurs déjà positionnés sur l'utilisation de blockchain : MobiIBMIomob, EY...

Pour cela, une difficulté ne doit pas être sous estimée : le "lien avec le réel". Le lien avec le monde physique, qui semble indispensable pour les services de mobilité, reste apparemment difficile à concilier avec les architectures distribuées. Les informations de localisation (voir notamment l'initiative Foam),  ou de météo, ou de trafic sont généralement fournies par un "tiers de confiance".

Les services purement digitaux eux, semblent plus faciles à décentraliser et peuvent profiter pleinement des mécanismes issus de cryptomonnaies. On peut citer Storj ou IPFS pour le stockage en ligne, Solid pour les données personnelles, Brave le navigateur qui propose une alternative à la publicité (voir cette vidéo très claire).

Fous de trottinettes ?

Les trottinettes ont envahi Paris ! La mairie a annoncé qu'elle agissait ! 
La mesure n'est, à ma connaissance, pas encore adoptée, mais Le Monde fait état d'un projet de taxe assez détaillé sur les véhicules en free float et ce soir l'information est confirmée.
Problème réglé ? Probablement pas...
Une taxe annuelle fixe sur chaque engin ne me semble pas nécessairement adaptée aux objectifs.
Je ne suis pas un expert en fiscalité et je ne connais pas non plus les autres dispositions de "la charte" en discussion entre les opérateurs et la mairie, mais voici quelques réflexions pour nourrir le débat.

La taxe ne devrait pas avoir d'effet sur le nombre de trottinettes !

En effet, il y a actuellement une forte concurrence sur un marché sans barrière à l'entrée entre de nombreux acteurs. Certains d'entre eux disposent de capitaux importants et ont l'objectif d'être, à terme, l'acteur dominant du marché.
Un article récent de Techcrunch indique que la part des financements mondiaux destinés aux "start-up" du secteur de la mobilité est considérable :


Avec plus de $ 18Mds de financement (hors private equity) en 2018, on peut comprendre que quelques gros acteurs aient la volonté et les moyens de se développer quitte à perdre de l'argent pendant quelques temps. Dans cette situation de forte concurrence entre des acteurs bien financés, les prix ne devraient pas monter, en tout cas pas à court terme... (A long terme, en revanche, les prix devraient augmenter, et les quelques acteurs qui resteront sur le marché répercuteront alors le coût de la taxe sur les utilisateurs).

Si les prix ne montent pas, il devrait y avoir toujours plus de demande pour ces trottinettes, en particulier avec les "beaux jours" et l'arrivée des touristes. Et donc, probablement pas moins d'engins en circulation, ni en stationnement...

Une barrière à l'entrée qui ne gène pas les "grosses entreprises"

Si le nombre d'engins, ne baisse pas on devrait en revanche réduire le nombre des opérateurs à ceux qui sont justement "bien financés". Pour les autres, en particulier ceux qui disposent de moins de trésorerie, le point mort va-t-être plus difficile à atteindre... On risque de voir moins de petits acteurs locaux, moins de "coopératives"... 
Est ce l'objectif ? Je n'en suis pas sûr... Mais cela explique peut-être la réaction de Arthur-Louis Jacquier, directeur général de Lime en France dans l'article du Monde qui est "ravi" de cette taxe.

Mais, au fait, faut-il moins de trottinettes ? Sans doute pas...

Les trottinettes sont, peut être, une véritable chance pour la ville. La transition énergétique passe par l'électrification des mobilités et en particulier des mobilités urbaines. Or en matière de mobilité urbaine, la voiture, même électrique, pose problème. Elle occupe simplement trop de place  pour être efficace en zone dense. Les bus électriques d'une part, et les trottinettes et autres scooters électriques d'autre part, seront probablement plus nombreux dans la ville de demain que les voitures électriques. Autant s'y préparer tout de suite ! 
A tout prendre je préfère une ville envahie de vélos et de trottinettes électriques à une ville envahie de 4x4 ou de scooters thermiques... 

Il semble possible de ne taxer que là et quand c'est nécessaire

Evidemment, si ces trottinettes sont toutes aux mêmes endroits, c'est un problème. Mais le problème n'est pas le "nombre" qui ne reflète finalement que les besoins en mobilité, mais plutôt l'inexistence de solutions pour gérer les "excédents" d'engins et policer le stationnement. Des solutions sont envisageables d'abord sous forme de service, ensuite probablement en aménageant les infrastructures... 
De ce point de vue, l'idée de flécher les revenues de la taxe sur des projets d'aménagement de places de stationnement pour les trottinettes et les vélos en libre service, est un bon début ! Le fait que le choix des emplacements s'appuie sur les travaux de l’agence de design Vraiment Vraiment et du Pavillon de l’Arsenal révèle l'importance de ces "places de stationnement".
Au passage la question de l'encombrement par exemple autour des gares parisiennes ne se limite pas aux trottinettes ni même aux mobilités partagées. J'avais, il y a quelques années pris cette photo impressionnante d'un incendie de motos près de Montparnasse.


Los Angeles introduit par exemple un système obligatoire d'échange de données avec les entreprises de mobilité.  Ce système MDS pour Mobility Data Specification permet à la collectivité de disposer d'une vision complète de l'usage des véhicules partagés. Cela devrait, à terme, permettre de ne taxer les véhicules uniquement là et quand l'encombrement pose problème. 
Le recours à GitHub pour publier le code du système fait "moderne" et c'est effectivement pratique pour les autres villes...
Mais ce qui me semble surtout malin, c'est que cela permet d'améliorer la connaissance de la mobilité dans la Cité avant d'intervenir progressivement sur le plan réglementaire...
En effet, un des problèmes posés par ces nouvelles "micro-mobilités" est qu'elles sont mal connues. On a du mal à savoir combien de e-trottinettes sont en service dans Paris et on dispose d'encore moins d'informations sur les trajets effectués avec ces véhicules. Du coup la question de l'accidentologie reste mystérieuse puisqu'on est incapable de rapprocher le nombre d'accident du nombre de km réalisés. A ceux qui s'émeuvent du nombre d'accidents, on rétorque que c'est l'effet normal d'un plus grand nombre d'utilisateurs, ou d'utilisateurs imprudents.
Ces incertitudes retardent probablement une prise de conscience du fait qu'effectivement ces véhicules sont beaucoup plus dangereux que les autres en tout cas dans les conditions actuelles d'utilisation.

Connaitre pour agir !

En réalité, il est légitime pour la collectivité de disposer des informations qui permettent de savoir où  sont ces véhicules qu'ils se déplacent ou qu'ils soient garés en utilisant un système de type Mobility Data Specification. 
Cela devrait permettre de comprendre où ont lieu les accidents et quelle est la proportion de trajets accidentogènes. A court terme, cela permettrait de prendre des dispositions relative aux usages : limitation de vitesse, interdiction de certains axes... A moyen terme, cela peut aussi aider à améliorer les trottinettes elles mêmes pour les rendre plus sûres... et à plus long terme à prendre des décisions d'aménagement des infrastructures pour adapter la ville à ces nouvelles mobilités. 
Le même raisonnement s'applique au stationnement, à l'impact sur les sources d'énergie et à toutes les nuisances qu'un mode de transport produit lorsqu'il devient un mode de masse ! 

Pour conclure, je voulais signaler que l'idée de cet article m'est venue lors d'InOut 2019 à Rennes. J'y ai notamment croisé  @15marches@TheoVital@MrYanoch et @Lelievre_Adrien‏ et nous avons parlé de trottinettes. Cela ne veut bien entendu pas dire qu'ils souscrivent aux opinions exprimées ici, mais simplement que je me suis enrichi de leurs expertises et de leurs regards croisés sur ce sujet !